

Du mirage américain à "l'enfer" d'une prison au Salvador
Mervin Yamarte n'est plus le même à son retour au Venezuela. Parti en quête d'une vie meilleure aux Etats-Unis, sa vie a basculé avec l'arrivée de Donald Trump à la Maison blanche et son expulsion dans "l'enfer" d'une redoutable prison pour membres de gang au Salvador.
Rentré à la maison, la première chose que ce migrant vénézuélien fait, après avoir embrassé sa mère, sa femme, sa fillette de six ans, c'est de brûler le short blanc qu'il portait au Centre de confinement du terrorisme (Cecot), prison de haute sécurité construite par le président salvadorien Nayib Bukele.
Là où les gardiens lui ont dit à son arrivée: "Tu vas mourir ici!" Là où il est resté coupé du monde, de ses proches, de ses avocats, avec 251 autres Vénézuéliens accusés sans preuve d'être membres de l'organisation criminelle vénézuélienne Tren de Aragua et expulsés sans jugement.
Là où, comme en témoignent trois autres migrants à l'AFP, ils ont vécu de coups constants et de nourriture avariée, dans un flou juridique total sans savoir s'ils en sortiraient un jour. "C'était une torture totale, j'ai beaucoup de marques sur le corps", montre-t-il.
Après quatre mois de détention, le jeune homme de 29 ans au doux sourire est rentré dans son pays le 18 juillet. Mardi dernier, il a pu serrer les siens dans ses bras, à Maracaibo, à environ dix heures de route à l'ouest de Caracas, dans le quartier de Los Pescadores aux logements modestes et aux rues poussiéreuses où l'argent du pétrole n'est pas arrivé.
Espérant gagner de quoi envoyer de l'argent à sa famille, il avait quitté le Venezuela avec son frère cadet Jonferson, 22 ans, en septembre 2023, rejoints un an après par leur aîné Juan, direction les Etats-Unis.
Un périple marqué par une périlleuse traversée à pied de la jungle du Darien entre Colombie et Panama, qui a coûté la vie à de nombreux migrants confrontés aux groupes criminels, aux animaux sauvages, à un terrain hostile.
Au Texas, Mervin Yamarte travaillait dans un restaurant de tortillas et dans la construction.
Le calvaire des 252 Vénézuéliens du Cecot est le cas le plus emblématique du "plus grand programme d'expulsion de l'histoire américaine" qu'a voulu lancer Donald Trump à son retour à la présidence en janvier.
Depuis, nombre de migrants ont été arrêtés, expulsés comme Mervin; certains trop effrayés pour rester aux Etats-Unis sont rentrés chez eux comme Jonferson; d'autres y restent cachés comme Juan.
- "Coups 24 heures sur 24" -
"Bienvenus en enfer": c'est ainsi que les a accueillis le directeur du Cecot, situé dans une zone rurale à 75 kilomètres de la capitale San Salvador, se rappelle Mervin.
"Ils nous disaient: +vous allez moisir ici, vous allez rester 300 ans en prison+", confirme son compatriote Maikel Olivera, 37 ans, à son retour chez lui à Barquisimeto, à mi-chemin entre Caracas et Maracaibo. "Je pensais que je ne retournerais jamais au Venezuela", confie-t-il.
Le président salvadorien Bukele, l'un des grands alliés de Trump en Amérique latine, a affirmé que les Etats-Unis avaient versé six millions de dollars au Salvador pour incarcérer ces hommes au Cecot.
A leur arrivée, ils prennent l'habit du prisonnier: tête rasée, t-shirt, chaussettes, short blancs. Puis, tout de suite, les coups, "24 heures sur 24", témoigne Maikel.
Pendant leur captivité, les détenus ne voient pas la lumière du jour. Ils n'ont droit à aucune visite sauf celle des autorités. Pas d'accès non plus au téléphone, à la télévision, internet, aux journaux.
Pavillon 8: c'est là où sont regroupés les 252 Vénézuéliens, un hangar de 32 cellules de 100 m2, pouvant chacune accueillir 80 prisonniers. Ils sont séparés des membres de gangs salvadoriens.
Lits en métal, le matelas est un luxe. Douche une fois par jour, autour de 04H00 du matin - s'ils ne se lavent pas aux heures autorisées, ils sont frappés. Sanitaires d'une rare saleté. "On ne pouvait pas être pieds nus à cause des champignons qui apparaissaient" sur nos pieds, dit Mervin. Nourriture gâtée, eau non potable.
Pour tuer le temps, ils jouent à l'insu des gardiens avec un dé en tortilla, des pions faits de comprimés ou de savon.
En cas de transgression, les détenus sont placés à l'isolement dans des cellules de 4 m2, sans presque aucune aération. "On te laissait là parfois jusqu'à 24 heures", se souvient Mervin. "Certains camarades ne tenaient même pas deux heures et on les sortait évanouis".
- Mutineries et balles en caoutchouc -
Les coups toujours. A deux reprises, ils se mutinent. Lorsqu'un détenu passé à tabac s'évanouit. "On lançait de l'eau, des ordures, tout ce qu'on pouvait", raconte Edwuar Hernandez, 23 ans.
Puis à nouveau lorsque l'un des leurs est "roué de coups". "Nous avons brisé les cadenas et sommes sortis pour manifester (...) Ils nous ont tiré dessus" avec des balles en caoutchouc, poursuit-il.
"La semaine suivant la mutinerie, ils me tiraient dessus tous les matins", confirme Andy Perozo, 30 ans. Et "chaque fois que j'allais chez le médecin, ils ne faisaient que me frapper".
En allant à l'infirmerie, "ils nous battaient (...), marchaient sur nos menottes", dit aussi Edwuar en montrant son poignet et son bras. "Regarde les marques, je suis couvert de marques".
S'appuyant sur des témoignages des détenus auprès du parquet, le procureur vénézuélien Tarek William Saab a annoncé l'ouverture d'une enquête contre le président Bukele pour torture et mauvais traitements.
Parmi ceux rendus publics figure celui d'Andry Hernandez, un maquilleur de 33 ans, qui dit y avoir "été agressé sexuellement" par des gardes.
Le plus notoire des prisonniers du Cecot, l'immigré salvadorien Kilmar Abrego Garcia, 30 ans, expulsé par erreur puis ramené aux Etats-Unis après des mois de guérilla judiciaire, a déclaré également avoir subi "d'importants mauvais traitements à son arrivée au Cecot".
Dans un document remis à un tribunal du Maryland (est), ses avocats évoquent "des coups violents, de la privation de sommeil, une alimentation inadaptée et la torture psychologique".
L'AFP a demandé à pouvoir visiter cette méga-prison et interviewer ses responsables, sans succès.
- "Trou noir" -
A l'aube du 13 mars, quand les agents de la police de l'immigration frappent à l'appartement des frères Yamarte dans lequel ils vivent avec des amis de leur quartier de Maracaibo, ils disposent d'un mandat d'arrêt contre l'un d'eux. Mais lorsqu'ils aperçoivent Mervin, tatoué du nom de sa mère, celui de son grand-père et d'une paire de mains enlacées en hommage à sa femme, il lui lancent: "Toi aussi, tu viens avec nous".
Les trois frères, dont l'AFP suit le destin depuis mars, avaient à leur arrivée aux Etats-Unis déposé une demande d'asile qui les autorisait à y rester jusqu'à ce qu'un juge décide de leur sort.
D'autres ont été arrêtés en se rendant à l'ICE, l'agence fédérale chargée de l'immigration. Comme Franco Caraballo, coiffeur de 26 ans, tatoué d'une rose et d'une montre avec l'heure de naissance de sa fille, qui s'est rendu à un rendez-vous à Dallas et n'en est jamais ressorti, avait alors dit sa femme Johanny Sanchez à l'AFP. Lui aussi avait lancé une demande d'asile en 2023.
Tous tombent alors dans un "trou noir" juridique, selon les termes du sous-directeur pour les Amériques de Human Rights Watch Juan Pappier, qui évoque "disparitions forcées" et "détentions arbitraires".
Les avocats n'ont ni droit de visite ni recours, ni preuve de vie.
"Nous avons demandé (...) la liste des prisonniers, demandé à savoir de quoi ils sont accusés et à pouvoir entrer au Cecot. En tant que défenseurs, nous en avons le droit. Ce sont des détentions illégales et ils gardent un silence total. Les portes sont restées closes", expliquait début juillet à l'AFP Salvador Rios, avocat d'un cabinet engagé par le gouvernement vénézuélien.
Selon l'administration Trump, les tatouages des migrants envoyés au Salvador prouvaient leur appartenance à Tren de Aragua, un groupe formé en 2014 dans la prison vénézuélienne de Tocoron (centre-nord), impliqué dans des meurtres, des enlèvements, du trafic de drogue, de la prostitution, des extorsions, de la traite d'être humains.
Les experts affirment que ce gang n'utilise pas les tatouages comme signe distinctif.
Selon le gouvernement vénézuélien - qui fait lui-même l'objet d'accusations de torture à l'encontre d'opposants politiques -, et leurs défenseurs, la plupart des migrants expulsés n'ont pas d'antécédents judiciaires.
Lorsqu'ils ont atterri au Venezuela le 18 juillet, les autorités ont séparé un petit groupe avec casier - sept personnes, selon elles - et libéré les autres.
- Rentrer ou rester -
Quelques jours après l'arrestation de Mervin, son cadet Jonferson, l'a reconnu sur des images de l'arrivée des migrants vénézuéliens au Salvador, diffusées par le président Bukele. Il apparaît agenouillé, tête rasée, le regard dans le vague.
Sa mère Mercedes Yamarte, 46 ans, tombe des nues. Son "regard terrifié", dit-elle à l'AFP en ce mois de mars, "c'est la douleur la plus grande de ma vie car c'est comme un cri d'appel à l'aide". Elle dirige à ce moment-là une sorte de comité de mères qui alertent les médias, organisent des manifestations.
Jonferson, au visage si juvénile, a été si effrayé qu'il s'enfuit pour rentrer chez lui en passant par le Mexique.
"J'ai eu peur (en traversant la frontière) parce que le Mexique est aussi un pays dangereux à cause de la criminalité, des cartels. Mais c'était devenu une peur encore plus grande de l'autre côté (aux Etats-Unis), à cause de ce qui était arrivé à mon frère. Et je n’avais plus rien, aucun dossier, rien du tout. Ils avaient tout effacé de mon dossier, tout du système", relate-t-il quand l'AFP le rencontre en juin, une fois rentré chez lui.
Leur frère aîné, Juan fait le choix de rester aux Etats-Unis où il travaille comme ouvrier du bâtiment. "J'ai décidé de quitter mon pays pour venir aux Etats-Unis afin d'offrir (...) à mon fils, ma femme, ma mère, un meilleur avenir", expliquait-il le visage dissimulé par mesure de sécurité.
Mais depuis l'arrestation de son frère, il déménage sans arrêt pour éviter d'être appréhendé, il reste enfermé. Quand il va à l'épicerie, il regarde de tous les côtés, apeuré, comme si quelqu'un le poursuivait.
- Chiffres record -
Pendant des mois, Caracas a négocié la libération de ses ressortissants. Le Venezuela les a finalement échangés contre dix citoyens et résidents américains détenus dans le pays et qualifiés par le gouvernement Maduro de mercenaires, terroristes et assassins.
Dans le quartier de Los Pescadores, l'agitation des retrouvailles est passée. Jonferson coupe les cheveux de son frère tout en écoutant de la musique évangélique. Mervin a rapporté du Cecot une Bible qui lui a donné un peu de réconfort durant sa détention.
Leur mère, Mercedes, prépare le déjeuner - steak, purée et plantain grillé - quand Mervin reçoit un appel de Juan. "Chaque jour nous pensions à toi, chaque jour", lui dit-il depuis les Etats-Unis. "Les souffrances sont terminées, nous sommes sortis de l'enfer", répond Mervin.
Les derniers chiffres officiels évaluaient à environ 11 millions le nombre de personnes sans papiers aux Etats-Unis en 2022.
Le jour même de son investiture, Donald Trump a signé des décrets pour instaurer l'état d'urgence à la frontière avec le Mexique, décidé de s'attaquer au droit d'asile et au droit du sol... Nombre de ces décrets ont été attaqués en justice et souvent suspendus par des magistrats estimant que le président américain outrepassait ses prérogatives.
Mais les arrestations se poursuivent, comme à New York où des demandeurs d'asile sont appréhendés à l'issue d'audiences "pièges" ou à Los Angeles où la police opère des descentes dans des quartiers connus pour être fréquentés par des latino-américains.
En juin, le nombre de migrants détenus par l'Immigration et les Douanes des Etats-Unis a atteint des chiffres record (60.254 personnes dans des installations de l'ICE contre 40.500 en janvier), dont 71% n'ont pas de casier judiciaire, selon une analyse des données officielles réalisée par l'AFP.
Caché dans un lieu qu'il souhaite garder secret, Juan dit vivre dans la peur et vouloir rentrer dans son pays. Mais pas avant d'avoir réuni 1.700 dollars pour payer une dette qui lui a permis d'offrir une maison à sa famille à Los Pescadores.
R.Neumann--NRZ